Connaissez-vous le boulevard Durand, au Havre ? Connaissez vous Jules Durand ? La plupart d’entre nous répondront non, car cet homme et son histoire sont aujourd’hui fort peu connus.
Celle-ci a pourtant été comparée à « l’affaire Dreyfus du milieu ouvrier portuaire » et fait encore figure de référence dans de nombreuses mémoires politiques ou syndicalistes. Elle se tint au Havre, au début du XXe siècle, fit parler d’elle en France et sur d’autres continents, où des grèves se déclenchèrent en masse. Elle provoqua la plume de Jean Jaurès ou d’Anatole France, et de bien d’autres encore, à une époque où la révolution russe n’avait pas encore eu lieu et où l’affaire Dreyfus semblait si proche.
Alors, de quelle histoire s’agit-il ?
Jules Durand travaillait parmi les charbonniers du port, ces autres «gueules noires », qu’on appelle ainsi non parce qu’elles descendent au fond d’une mine, mais parce qu’elles descendent à fond de cale, à charger ou décharger du charbon jour et nuit, sans repos, si bien que tout est noir, chez elles : la face, la peau, les habits, les poumons.
Il avait les « yeux ouverts et ne pouvait plus les fermer», conscient des inégalités économiques, sociales et culturelles entre les différents acteurs du milieu portuaire : les armateurs, affrêteurs, négociants d’un côté, les ouvriers de l’autre. Tous avaient en commun de vivre par et pour le port, mais de façon si différente….Alors Jules Durand choisit de mener un combat militant (Ligue des Droits de l’Homme, alors si « peu correcte ») et syndical : il devint le responsable de son syndicat, déclencha une grève des charbonniers. Chose banale, de nos jours, me direz-vous. La suite des événements l’est moins, vous le saurez en lisant l’ouvrage d’A. Salacrou.
Armand Salacrou avait vingt ans de moins que Jules Durand. Pourquoi eut-il besoin –il le dit ainsi- d’écrire cette histoire ?
Il avait dix ans lorsque la vie de Jules Durand prit un tour dramatique et publique. Ses parents suivirent de près cette histoire –ils habitaient en face de la prison du Havre- et sa perception du bien et du mal, de la justice et l’injustice se construisit à l’aune de « l’affaire Jules Durand ».
Cette pièce, écrite à l’âge mûr, est comme son ultime message : partager avec le plus grand nombre possible ce qui fut si essentiel à sa vie et à son être.
Elle se lit comme un roman : les faits s’enchaînent dans une logique tout aussi implacable qu’incroyable ; les personnages (réels pour la plupart) sont touchants, fascinants, y compris ceux par qui le drame arrive ; les thèmes abordés, universels : l’injustice, l’arbitraire, la bêtise, la méchanceté, la « lutte des classes », la misère humaine, le progrès technique et son impact sur le travail, l’engagement pour défendre un monde meilleur…
On pense à Zola, à tant d’autres : cette œuvre d’Armand Salacrou mériterait sans nul doute d’être rejouée, tant pour sa valeur intrinsèque que pour la permanence des thèmes évoqués. Il a choisi de dessiner quatorze tableaux, comme un peintre réaliste : le décor, les éclairages, les enchaînements sont décrits, et cela permet d’imaginer encore plus aisément le travail de la troupe d’acteurs qui la créa, en 1961 au Havre. Quelques lettres de Jules Durand figurent en fin d’ouvrage, comme pour confirmer que cette histoire ne fut pas un cauchemar mais bien réelle.
Pour aller plus loin, encore, dans la connaissance de cette affaire Durand, et relire ensuite la pièce d’Armand Salacrou, on pourra lire un ouvrage très récent : « Les quais de la colère » de Philippe Huet.
Sylvaine DEKESTER
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